A propos d'HANGAR 500/17
SEBASTIEN JOLIVET : POUR TENTER A NOUVEAU D’EN FINIR AVEC LE DOMINANT
GUERRE ACRONYMIQUE
Sébastien Jolivet est en guerre. La guerre de tout le monde, la guerre comme tout le monde : mondiale. La guerre de tous avec le monde. Si Foucault a habilement retourné la proposition de Clausewitz pour une guerre qui continue au moyen du politique, le pouvoir comme reprise de la violence, ce tour n’avait pas pour objet de cautériser la plaie du monde. Au mieux « faire compresse ». Ce que rappelait, comme un relai, début 2000, un étudiant prodigue (parti d’ailleurs très tôt) de l’école d’art du Havre (là-même où s’est formé Sébastien Jolivet), pour lequel « l’humanité était l’histoire de toutes les manières de faire couler le sang ». Tendance générale qui pouvait se distinguer de la simple volonté de faire mal, pour s’étendre aux expériences plus larges voire possiblement non sacrificielles. Faire sortir une chose précieuse et chaude, éclatante et essentielle, de sa cavité, comme un geste conditionnel d’humanité. Politique de la saignée, guerre du cathéter : articulation de techniques à destinations variables. C’est sur cette ligne et à partir du retournement d’un instrument plus spécifique que Sébastien Jolivet - auquel la guerre ne ferait pas peur (je crois) - déclare et administre sa rivalité au monde, à une certaine partie du monde. Sans distinction (ni conflit, ni rupture) mais par une grande proximité, celle d’un langage commun, notamment acronymique. Objet apparemment plus modeste qu’une arme, exsangue, hors - sang même : signe banal et commun. Rien d’inoffensif pourtant, selon des effets contenus en apparence. À mots couverts en grosses lettres.
Passer par des annonces sanglantes, relancer la « Hei-de-gger » entre la terre (des morts) et le monde (vivant), puis convoquer des grands noms de la théorie stratégique, voilà qui promettait un peu plus qu’une bataille de termes, de signes ou d’éléments de langage. Pourtant, avec Sébastien Jolivet, un premier niveau de conflit : l’observation ; puis un second : le mimétisme. Par deux fois, le même Foucault (il n’y en a qu’un et il sert beaucoup : source d’énergie durable) repéra - sans doute encouragé par le mot de Brisset « le latin est une langue de voleurs » - un usage du latin comme inclusif, tactique d’intégration, pour des entités
« étrangères ». Les gaulois afin de retrouver une place dans la société romaine seraient passés par le latin pour devenir « dignes » d’une fonction administrative. Clovis pour prendre la tête du « même » territoire quelques siècles plus tard fera aussi ce choix, séduisant ainsi une autre autorité, religieuse cette fois, en s’y pliant par la langue. La langue des acronymes qui ne signifie rien d’autres qu’à ceux dont ils parlent, sorte d’ésotérisme à usage communautaire du but lucratif, n’impressionne pas Sébastien Jolivet : il la double sans avoir nécessairement à la parler. OST, LAMM, feraient passer LOCK-UP, COAL ROAD, COAL SUN pour des sigles plus que des mots. En évoquant cette curiosité avec Sébastien Jolivet, il m’avait répondu qu’il s’agissait d’usages, comme une intégration de formules de politesse pour négocier avec ceux auxquels il s’adressait. Pourtant SPRING reste une façon simple de dire deux choses, comme il le rappelle dans ses écrits : printemps ou ressort. Lumière et mécanique ? Lumière d’où ? Mécanique de quoi ?
EMPREINTE 14 : CONTEMPORARY AREA
Autre communauté (qui double la limite de la méta-communauté acronymique) celle de ceux qui habitent là, mobilisés par l’emprunt d’une fascination des images et des formes du gigantisme et de la démesure de la zone portuaire : monumentalisme des verticalités chimiques et des horizons maritimes. Si l’addiction moderne est certainement celle d’un couplage facilités/toxicités énergétiques, c’est son image, plate et liquide comme des songes, volumineuse et solide comme des forces qui tient là les habitants des villes multi-industrielles : ici, les havrais. Rester saisi quand il faudrait fuir, choisir la force de la lumière locale à l’inconnu jamais si loin. Le cycle d’énergie de ce surplace fonctionne lui aussi en boucle : le charbon d’ailleurs produit l’électricité d’ici. La fascination locale n’est pas d’origine. Le volume de cette production enveloppe le mystère autour des équipes au travail. L’énergie se double comme naturellement de son champ de protection. La zone de production légalement peu franchissable, s’étend au-delà de l’accessible : verticalité lumineuse qui se joue au lointain. Cette empreinte du terrain, mystère d’une énergie jamais localisable, Sébastien Jolivet part la chercher horizontalement jusqu’à l’Australie, terre de charbon.
JEUX DE GRANDS
Le gigantisme de la zone portuaire, de sa carte énergétique irréductible, joue de l’échelle d’un retour à l’enfance : vaisseau du transport sur la vague des distances, envergure des structures : hauteur des centrales, profondeurs des carrières, immensité des ports, extension des transits. Assurance de dimensions mystifiantes des énergies. Les durées : ininterruption des traitements, des extractions, des échanges de ressources naturelles par la force de l’attachement sensible à un âge d’or industriel. La matière noire dans une vision du monument et de la statuaire de marbre blanc, comme le conçoit Sébastien Jolivet. Les enfants joués par l’échelle, dépassés par le contraste d’une réalité et de son imaginaire : spectateurs comme acteurs. Pourtant, empruntant au Claude Lévi-Strauss de La pensée sauvage, Sébastien Jolivet y lit un résumé d’une partie de sa motivation et du processus de mise en œuvre par SPRING : « Plus petite, la réalité de l’objet apparaît moins redoutable. (...) Grâce à la réduction d’échelle, la chose peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil. La poupée de l’enfant n’est plus un adversaire, un rival ou même un interlocuteur ; en elle et par elle, la personne se change en sujet. » La facilité qui nous tenterait de faire de la puissance écrasante des dimensions industrielles une réduction enfantine de notre rapport énergétique, soumission et dépendance, passe dans le geste de Sébastien Jolivet comme vision adaptée à une responsabilité d’échelle, d’un jeu possible entre nous et le monde, comme plateau de lignes d’émancipation possible. Dans la réduction, le bitume et le charbon se rapprochent du ciel et des nuages : un artiste peut toujours servir à faire un peu de lumière sur le problème…
TRIDENT MODÈLE POUR MATIÈRE NOIRE
L’acronymisme comme interpellation, jeu d’un accès aux responsabilités par le langage, le carbonisme d’une confusion des dimensions énergétiques et le retour à l’échelle d’un ludisme responsable : vers une vision possible du problème. Sans point mort.
Sébastien Montéro Artiste et Enseignant à l’Ecole Supérieure d’Art et Design Le Havre / Rouen